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Jacques Helbronner ; un texte de Serge Klarsfeld

A l’occasion du dévoilement le 19 Mai 2016 d’une plaque au 7 rue Boissac à Lyon, où s’était réuni 75 ans auparavant le Consistoire Central, alors présidé par Jacques Helbronner Jacques_Helbronner Une plaque dévoilée à la mémoire de Jacques Helbronner (format PDF - 4.5 Mo), a été lue l’allocution ci-dessous, rédigée par Serge Klarsfeld mais lue par Jean Lévy en son absence pour raison de santé :

Le passage du temps modifie parfois notre perception de certains acteurs de l’histoire : il rapetisse les uns et il agrandit les autres. Avec la fuite du temps il en va ainsi de la stature de Jacques Helbronner : elle a changé ; il n’est plus l’auteur d’impuissantes lettres de protestation que le Maréchal jetait dans un tiroir en n’y répondant que par une hypocrite formule de politesse. J.H. est en train de prendre les dimensions de la statue du Commandeur qui n’a cesse de reprocher à son vieil héros d’entrainer par son prestige son pays dans la trajectoire d’une collaboration humiliante et criminelle et qu’il allait tout droit à la catastrophe et au déshonneur. Et c’est ce qui s’est passé. J.H. n’a pas assisté à cette conclusion dramatique.

Il avait quitté le champ de bataille qu’était devenue cette anti France où les uniformes de la police française rivalisaient avec les uniformes allemands dans la chasse aux familles juives ; ce champ de bataille, il l’avait quitté avec son épouse, non en prenant la fuite mais entre deux gestapistes, en résistant, en combattant.

Membre du Conseil d’État où il avait été Président de Section, il était un soldat de l’État républicain et, président du Consistoire central des Israélites de France, il était à la tête d’une pacifique armée de fidèles qui ne songeaient qu’à survivre. J.H. n’était pas un homme à se dérober devant ses responsabilités et devant le danger.

A la défaite de la France, le Président du Comité Central de France était parti aux Etats-Unis ; il en avait été de même pour le Président du Comité Central de Paris. Quant au 1er Vice Président du Comité Central de France, il avait préféré décliner le poste. Second Vice Président, J.H. accepta de prendre les commandes. Après 70 ans, il était armé intellectuellement et moralement pour les temps d’épreuve et savait qu’il pourrait se rendre utile à ses coreligionnaires. Il se rendit indispensable jusqu’à ce que la tempête l’emporte à son tour.

Dès la fin de l’année 1940, il décida de créer à Marseille un Comité de Défense, organisme destiné à représenter la communauté juive dans ses protestations contre les mesures anti-juives et, voyant quand même la possibilité de réunir en zone libre les membres du Comité Central qui s’y retrouvaient, J.H. coopta dans le consistoire les grandes personnalités du Comité de Marseille. La 1ère réunion du Consistoire Central se tint ici à Lyon les 16 et 17 mars 1941, il y a 75 ans.

Avec ses compagnons il mena de dures mais infructueuses batailles juridiques successivement contre la création du Commissariat Général aux Questions Juives, contre le Second Statut des Juifs en juin 1941, contre le statut des biens en août 1941, contre la création de l’Union Générale des Israélites de France en novembre 1941. Il perdit ces batailles, mais il les avait livrées et n’avait pas abandonné le terrain.

Sa voix s’était faite entendre et il nous faut la faire entendre à nouveau, car c’était une protestation publique qui entrait dans l’histoire et qui, en ce temps-là, pouvait faire entendre la voix des Juifs sinon le grand Rabbin et le Président du Comité Central ? Il leur est arrivé à plusieurs reprises de signer ensemble des lettres dénonçant les situations abominables dans lesquelles les Juifs étaient plongés ; parfois chacun les rédigeait et les signait de son côté.

A qui s’adresser? sinon au Maréchal Pétain, ami de Louis, frère de J.H., et tué au front en 1914. J.H. était lui-même une relation amicale du Maréchal et il se disait que, membre du Cabinet de Painlevé, J.H. avait influé en faveur du bâton de Maréchal pour Pétain. J.H. s’adressait-il à Pétain comme un suppliant ou maintenait-il avec force la dignité juive ?

On ne se rend peut-être compte qu’aujourd’hui du ton qui était vraiment le sien et qui portait déjà ouvertement des accusations que l’on n’a entendues qu’après la Libération. "Au moment où des mesures d’exception rigoureuses mettent hors la loi commune une minorité de citoyens français à raison de leur confession, il est du devoir des représentants de leurs associations religieuses, d’élever une solennelle protestation.

Vous avez déclaré dans les proclamations que vous avez faites aux Français : "Je hais le mensonge qui nous a fait tant de mal "et" Je combats l’injustice partout où je la rencontre". Pourquoi faut-il que ces nobles paroles soient brutalement démenties par des actes qui constituent la pire des injustices, fondée sur des mensonges. En effet les lois nouvelles promulguées le 14 juin 1941 ne portent-elles pas atteinte aux personnes et aux biens? Peut-on encore parler de garanties ou de droits quand le seul fait d’être Israélite suffit le plus souvent à légitimer les décisions les plus arbitraires des autorités administratives et des chefs d’entreprises particulières. Notre dignité de Français, auxquels n’a pas été retirée officiellement que nous sachions la qualité de citoyen, nous fait un devoir de protester..... Les Français israélites essaieront de refouler les sentiments trop naturels de mépris et de haine envers leurs persécuteurs, étrangers et français. Ils n’en conserveront pas moins leur foi dans les destinées de la France éternelle pour obtenir les justes revanches du droit aujourd’hui violé."

A la suite de la rafle du Vel d’Hiv, à la séance du Consistoire du 27 juillet 1942, J.H. adresse au Chef de l’Etat et au Chef du gouvernement des reproches qui les visent directement puisqu’ils savent, et les Français le savent aussi, que la rafle de plus de 13 000 Juifs a été opérée exclusivement par des policiers français et qu’elle a emporté des milliers d’enfants.

"Le 16 juillet, des arrestations massives portant sur des milliers de foyers, comprenant hommes, femmes, jeunes gens et jeunes filles, ont été opérées avec brutalité dépassant tout ce qui avait eu lieu. Parquées en commun, rien n’avait été prévu pour les nourrir et les coucher. Pendant plusieurs jours, de nombreux enfants en bas âge ont été séparés de leurs mères avec la dernière violence ; ceux qui n’ont pas été recueillis par des voisins charitables, ou que la terreur n’a pas fait fuir on ne sait où, attendent que l’on autorise l’UGIF à les prendre en charge. (...)

En conséquence le Consistoire : Considérant la gravité de ces faits, exige une action urgente (...) Considérant que le devoir primordial de tout Etat civilisé est de sauvegarder les biens, la liberté, l’honneur et la vie de ses citoyens et de protéger les étranger qui ont régulièrement reçu l’hospitalité sur son territoire ; Adresse une nouvelle et plus solennelle encore protestation au gouvernement français contre des persécutions dont l’étendu et la cruauté atteignent un degré de barbarie que l’histoire a rarement égalé. L’adjure de tenter encore par tous les moyens dont il dispose de sauver des milliers de victimes innocentes auxquelles aucun autre reproche ne peut être adressé que celui d’appartenir à la religion israélite".

Vichy n’a pas épargné ces milliers de victimes innocentes dont on dirait aujourd’hui plutôt que le seul crime était d’être nées juives.

J.H. s’est préoccupé de l’accueil en zone libre des réfugiés de la zone occupée ; il a aidé à créer la collecte du Grand Rabbin ; il a soutenu l’action de l’Aumônerie qui a empêché la livraison par Vichy de zone libre en zone occupée de plus que les 10 000 Juifs promis par Vichy aux SS. Il a protesté auprès de Pierre Laval lors de la rafle des Juifs de Marseille ; opération combinée en janvier 1943 par la police française et de l’armée allemande.

"Ne pensez-vous pas que ces violations de plus en plus affreuses de la liberté et de la dignité humaine finiront par révolter tous nos compatriotes qui ont le souci de conserver le patrimoine de la noblesse de la France?" Croyez-vous que toutes ces mesures qui ont été prises contre les Français israélites n’atteignent que ceux qui en sont les victimes désignées et que les autres Français soucieux de conserver le visage de leur patrie ne se sentent pas eux-mêmes blessés par ces atteintes injustifiées contre la dignité de leurs concitoyens et contre les libertés les plus essentielles".

En cette période de l’occupation allemande de la zone sud, le tiers des rabbins a été déporté ou fusillé. Porte-parole des Israélites français, J.H. était sensible aux souffrances de tous les Juifs. Il se rendait compte sûrement que, pour les SS en charge de la solution finale, il n’y avait qu’une seule nationalité pour tous les juifs : la nationalité juive ; et il se rendait compte probablement que tous les israélites allaient devenir ou redevenir des Juifs.

Le 30 juillet 1943, J.H. s’adresse une fois de plus à Pétain pour qu’il intervienne auprès des Allemands afin de modérer le régime de terreur régnant dans le camp de Drancy désormais dirigé par le Capitaine SS Aloïs Brunner et son Kommando de SS autrichiens. En cette circonstance le juriste J.H. fait émerger peut-être pour la 1ère fois la notion de crime contre l’humanité ; "Il n’a jamais été aussi nécessaire qu’à l’heure présente d’affirmer la dignité de la France, en marquant solennellement, pour l’opinion internationale et pour l’Histoire la protestation indignée contre les tortures infligées sur son sol à des malheureux innocents et sans défense ; il importe au plus haut point que la France et son gouvernement se désolidarisent hautement de ces attentats contre l’humanité."

Et l’ultime message public de J.H, en septembre 1943, est un appel à la collecte du Grand Rabbin de France et à la charité : "Dans sa simple, cruelle et éloquente vérité de la situation angoissante, hallucinante même, devant laquelle nous nous trouvons : donnez, donnez, autant que vous le pouvez .." Le meilleur hommage à l’efficacité d’un dirigeant est souvent celui rendu par ses ennemis. Voici comment l’hebdomadaire antisémite "Je suis partout" parle de lui : "Tel est le président du Consistoire Central de France. Modeste? Discret? Au contraire ! C’est l’insolence dans la mauvaise foi ; c’est l’arrogance menaçante. Une loi a crée l’UGIF. Il la déclara illégale et travaillant pour le compte de la puissance occupante. Les hommes de l’UGIF tremblèrent aussitôt sur leurs fondements. Alors il déclara leur pardonner à condition qu’ils se soumettent. Maintenant c’est chose faite. Il a impunément nargué jusqu’à présent les 2 Commissaires aux Questions Juives qui se sont succédé à ce poste. Nous allons voir jusqu’à quel point M. Helbronner abusera de notre patience".

Le contenu des lettres accusatrices et très détaillées que J.H. a envoyé à Pétain contre le Commandant de Drancy, Brunner, ont été communiquées par Pétain au Chef de la Police de Sûreté et des services de sécurité allemands, Helmut Knochen, qui a proposé au Chef de la Police de Vichy, Bousquet, ou à son délégué, le Préfet Leguay, de venir immédiatement inspecter le camp de Drancy. Bousquet et Leguay ont refusé, mais Brunner a senti le vent du départ forcé de France lui siffler aux oreilles. Knochen avait déjà réussi à se débarrasser d’un redoutable prédécesseur de Brunner, Theodor Dannecker.

Brunner a dû agir auprès du chef de la Gestapo de Lyon, Klaus Barbie, pour qu’il fasse arrêter par Welti, son subordonné aux questions juives, le Président du Consistoire Central et Jeanne son épouse, du même âge que lui 72 ans. Arrêtés le 25 octobre, transférés et arrivés à Drancy le 29 octobre, au lendemain du départ de mon père par le convoi du 28 octobre, ils furent tous deux déportés le 20 novembre 1943 par le convoi n °62.

J.H. est mort débout après être resté debout pendant ces trois années de persécution des Juifs et avoir fait du Comité Central l’organisme de protestation religieux et politique auprès des pouvoirs publics au plus haut sommet de l’État. Il a été le complément indispensable de la résistance armée et clandestine juive, de la résistance spirituelle des Juifs, du sauvetage des enfants juifs, de la solidarité associatives et des œuvres d’assistance.

L’étape suivante, celle du CRIF, a été préparée à la fois par le Consistoire Central et par les organisations juives regroupant les Juifs étrangers ; mais la volonté de J.H., de marquer chaque mesure anti-juive de la protestation des Juifs, a certainement préparé le terrain de la création du CRIF en 1944.